Téléchargement : le club secret et élitiste des passionnés du partage en ligne

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Article rédigé par Tristan Brossat publié sur Le Monde – Quelques milliers d’internautes ont décidé de se regrouper en communautés très fermées afin de partager, de façon illégale, des œuvres culturelles rares ou dans des formats de très bonne qualité.

Les grandes plateformes de téléchargement illégal sont très pratiques si l’on veut voir le dernier film de Michael Bay. Mais ces « supermarchés » de la culture se concentrent essentiellement sur des fichiers très populaires — blockbusters du cinéma et albums des stars du moment. Les internautes aux goûts plus pointus, à la recherche par exemple de l’intégrale des films de Fellini en qualité Blu-ray ou un obscur EP d’un groupe de punk sorti à une centaine d’exemplaires seulement, ont peu de chance de trouver leur bonheur sur la Toile — légalement ou illégalement.

Et pourtant, il existe, juste à côté des « grands » sites de téléchargement illégal (comme The Pirate Bay), un univers peuplé de passionnés du partage, prêts à sacrifier quelques heures pour numériser un vinyle inédit de Léo Ferré et même scanner sa pochette pour partager le tout.

Ces trackers privés — on les compte par centaines — utilisent le protocole BitTorrent pour permettre aux curieux d’échanger l’ensemble du contenu d’Amazon et de la Fnac réunis, et bien plus encore, le tout dans une qualité parfaite.

Un an pour obtenir une invitation

Ils fonctionnent selon des règles strictes. Pour décrocher une invitation pour les plus réputés d’entre eux, il faut du temps et de la patience : plus d’un an pour se faire un nom et obtenir la sacro-sainte invitation à un tracker high-level.

Pénétrer cet univers mystérieux n’est donc pas une tâche facile. Les utilisateurs de ces territoires virtuels comptent bien préserver leur petit paradis de l’assaut des ayants droit et des leechers : ces internautes qui pillent les contenus sans rien partager en retour. Mieux vaut trouver un bon guide pour s’y retrouver.

Jonathan (le prénom a été modifié), jeune informaticien parisien de 23 ans, connaît le monde du téléchargement illégal comme sa poche. « Il ne suffit pas de connaître le nom et l’adresse Web de tel ou tel forum pour pouvoir y entrer », explique-t-il en tapant le nom d’un des trackers musicaux les plus réputés sur Google :

« Pour pouvoir ouvrir un compte, il faut nécessairement se faire inviter par un autre membre. Si tu n’as pas les bons contacts, tu te retrouves face à une page énigmatique qui t’informe que tu ne peux pas aller plus loin. »

avertissement

Comme tout système, il comporte bien sûr des failles. Des forums — accessibles par tous cette fois-ci — se sont spécialisés dans l’échange et la vente de ces précieuses invitations. Si l’échange est le plus souvent toléré par les administrateurs des trackers privés, la vente est bannie.

« Certains décident de griller les étapes et achètent des invitations qui se monnaient entre 10 et 150 euros en fonction de la réputation du tracker auquel ils souhaitent s’inscrire », souligne Jonathan. Une démarche évidemment contraire aux valeurs de libre échange des contenus culturels prônés par la plupart des utilisateurs de ces forums privés. Certains membres haut placés ont d’ailleurs pour tâche de traquer les revendeurs et les acheteurs pour les exclure définitivement en bannissant leur adresse IP. Une véritable milice chargée de faire respecter les règles coûte que coûte.

Des « anarchistes » aux lois très strictes

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces « anarchistes » — au regard de la loi en vigueur dans la plupart des pays — ont établi des règles extrêmement précises et sévères. Un paradoxe qui permet à ces sites illégaux très structurés de durer et de préserver l’anonymat des utilisateurs. 

Une fois la porte franchie, le parcours initiatique ne fait que commencer. Le nouvel arrivé est prié de lire et d’adhérer à un « contrat de confiance » qu’il se doit de respecter pour ne pas risquer l’exclusion.

Première règle : il est interdit de remettre en question les décisions des administrateurs. Jonathan poursuit :

« Au début, on a un peu l’impression d’être le citoyen d’une petite dictature. Pas le droit de diffuser ailleurs sur la Toile les contenus exclusifs [un nouveau film mis à disposition en téléchargement pour la première fois], pas le droit de partager certains types de fichiers, de qualité trop faible par exemple… »

Mais quand on voit le nombre de fichiers disponibles, les dizaines de formats proposés, on comprend vite qu’un tel réseau ne peut se passer de règles de fonctionnement rigoureuses. Une médiathèque géante, en quelque sorte, administrée par des « bénévoles » passionnés, mais totalement hors la loi.

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Chaque tracker a sa spécialité. Les trackers généralistes, qui mettent en partage aussi bien des films que de la musique, des logiciels, des séries ou des livres électroniques, sont les plus utilisés. Notamment les trackers dits « publics », où les inscriptions sont ouvertes à tous. Ces sites, moins sécurisés (The Pirate Bay, le fameux, en fait partie), sont les cibles privilégiées des autorités et des ayants droit car leurs utilisateurs, ne prenant pas de mesures de sécurité particulières, sont plus facilement identifiables, rappelle Jonathan :

« Si vous téléchargez le tout dernier blockbuster ou le dernier album de Lady Gaga à partir de ces sites, vous risquez de recevoir un e-mail de la Hadopi [l’autorité chargée notamment de réprimer le téléchargement illégal en France] vous avertissant que si vous continuez, vous aurez des problèmes. »

Pour « downloader », il faut « uploader »

C’est avant tout pour éviter que les projecteurs ne se braquent sur eux que les trackers cultivent le mystère. Mais également pour être sûr que les membres, triés sur le volet, adhèrent à l’esprit qui anime ces forums. Contrairement au streaming, où l’utilisateur ne fait que consommer sans rien offrir en retour, les membres se doivent d’uploader (envoyer) autant de données qu’ils en download (reçoivent). Un système automatisé attribue à chaque utilisateur un ratio, résultat du rapport entre la quantité reçue et la quantité envoyée. Si son ratio descend trop bas, l’utilisateur ne peut plus télécharger.

Une méthode antipillage qui assure la pérennité des contenus disponibles. Contrairement aux sites comme feu MegaUpload, où les fichiers sont stockés sur des serveurs dispersés un peu partout dans le monde, les trackers fonctionnent sur le mode du peer-to-peer (« pair à pair »), comme les désormais obsolètes Napster, Emule ou Kazaa. Cela signifie que les fichiers sont stockés sur les disques durs personnels des utilisateurs (ou sur des espaces de stockage privés qu’ils louent à des entreprises spécialisées). Un principe qui évite que tous les fichiers ne soient définitivement perdus si un site d’hébergement de fichiers condamné par la justice soit obligé de fermer, comme ce fut le cas pour MegaUpload.

Quand on parcourt ces sites privés, on s’aperçoit bien vite que la méthode fonctionne à merveille. Sur l’un des plus réputés d’entre eux, un tracker high level spécialisé dans le partage de films en haute définition uniquement, la quantité de fichiers disponibles est tout simplement ahurissante (plus de 50 000).

On ne trouve pas ici de vidéos compressées et pixelisées, comme c’est souvent le cas sur les sites de streaming, mais des films proposés dans une qualité irréprochable, ce que les initiés appellent « full Blu-ray » (« Blu-ray complet »), à savoir l’image parfaite du disque disponible dans le commerce avec menu, choix des langues et bonus compris. Ces fichiers plus volumineux — 40 gigaoctets environ, quand un divx fait seulement 700 mégaoctets — s’adressent principalement à des amateurs de qualité possédant de grands écrans et souhaitant profiter d’un confort de visionnage optimal.

Les fanas du partage

Ofelas (c’est son pseudonyme), qui habite le nord de la Norvège, est l’un de ces esthètes. Il administre un tracker spécialisé dans le partage de films d’auteur, où la compression des fichiers est purement et simplement interdite. Une caverne d’Ali Baba pour les cinéphiles qui propose par exemple la nouvelle édition des films de Jacques Tati remastérisés que l’on ne trouve pas sur les sites de VOD, même les plus pointus.

Il se qualifie comme un « amoureux du partage de films d’auteurs » et passe plusieurs heures par jour à partager des films qu’il possède en DVD, une collection d’environ 2 500 titres, rares pour la plupart, et à créer des sous-titres anglais pour des œuvres françaises oubliées des sous-titreurs professionnels.

Une véritable passion qui lui permet, selon ses termes, de « créer un lien presque spirituel avec les autres utilisateurs par l’intermédiaire du partage de films ». Ces forums sont aussi des lieux de discussions où chacun conseille le dernier film d’art et d’essai qu’il vient de voir au cinéma et partage son amour du septième art.

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Il ne se considère pas comme un pirate, même s’il reconnaît qu’il mène une activité illégale. Ce quinquagénaire récemment divorcé trouve refuge sur son tracker. Derrière son discours se dessine un message politique. Pour lui, tout contenu culturel doit circuler librement. Mais pas n’importe comment :

« Je déteste le streaming, qui est pour moi un autre avatar de la consommation de masse. On regarde son film puis on s’en va, il n’y a aucun échange. C’est exactement comme faire ses courses dans un supermarché. »

Il ne considère pas qu’il porte atteinte à la création artistique en mettant gratuitement ces films en partage. Sur le forum de discussion du tracker, dans un sujet intitulé « A quelle fréquence allez-vous au cinéma ? », on s’aperçoit que beaucoup de membres fréquentent régulièrement les salles obscures. Et ils regrettent que les cinémas de leurs quartiers ne proposent que trop rarement les films qui pourraient les intéresser.

Le profil d’Irridium (Sébastien dans la vie) est un peu différent. Trentenaire, livreur de colis en Normandie, il passe dix heures par jour sur la route et le reste du temps sur son ordinateur. Sa passion, c’est l’encodage, c’est-à-dire la maîtrise des algorithmes de compression destinés à diminuer la taille d’un film, en altérant le moins possible sa qualité, pour qu’il soit partagé plus rapidement sur le réseau :

« Je ne suis pas spécialement cinéphile, je regarde surtout des blockbusters. La plupart des films que j’encode, je ne les regarde même pas. C’est le côté technique et surtout la dimension de partage qui m’intéressent. »

Discret de nature, il ne parle pas de sa passion à son entourage :

« Je pense qu’ils ne comprendraient pas si je leur disais que je m’étais amusé à encoder 3 064 films et 3 753 épisodes de séries… Et de toute façon je préfère rester discret, j’ai un “poste” assez important sur plusieurs trackers. Moins il y a de personnes au courant, moins je prends de risques. »

Le paradis des mélomanes

Ces trackers privés sont également prisés par les mélomanes. Le plus célèbre des trackers spécialisés dans le son s’est donné pour objectif la tâche titanesque de rendre accessible l’ensemble des albums de la planète. Le tout en qualité parfaite, le format FLAC préservant toute la qualité sonore, contrairement à l’habituel MP3.

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Pour cela, une technique astucieuse a été mise en place. Les utilisateurs ont la possibilité de faire des requêtes, c’est-à-dire de demander à un autre membre de mettre à disposition des albums particulièrement difficiles à trouver. Si un membre parvient à remplir cette requête, le demandeur lui donne alors des points de téléchargement comme récompense, qui lui serviront à télécharger davantage.

C’est à celui qui parviendra à trouver les plus rares des perles, reléguant le contenu d’iTunes, de la Fnac et d’Amazon au rang de catalogue de médiathèque de village. Là encore, les administrateurs affirment n’avoir aucune intention de nuire à la création artistique : pour chaque groupe, la liste de leur prochain concert s’affiche automatiquement et on trouve également une option find in stores (« trouver en magasin »).

Alors que la version française de Netflix connaît déjà ses premières critiques quant à la maigreur de son catalogue, les sites payants pourraient être poussés à étoffer encore un peu plus leur offre pour détourner les utilisateurs de ces forums où s’échangent gratuitement un nombre incommensurable de contenus culturels. S’ils ne sont pas encore pourchassés par les majors, c’est parce que ces sites privés sont finalement fréquentés par un nombre restreint de personnes : de 5 000 à 150 000 utilisateurs maximum — loin des millions de visiteurs de The Pirate Bay, accusé lors de son procès d’avoir amassé des fortunes en revenus publicitaires. Des amoureux du partage, bravant la loi, mais aussi prêts à sacrifier de leur temps et à donner pour recevoir.

 
Article original : Le Monde, Tristan Brossat

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